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La gestualité prosodique au service de l’objet enseigné

Ronveaux Christophe
Groupe de Recherche
GRAFE, Didactique des langues, Université de Genève, Christophe.Ronveaux@pse.unige.ch
Home page : http://www.unige.ch/fapse/grafe

 Simon Anne Catherine
Centre de recherche
VALIBEL, Université catholique de Louvain, simon@rom.ucl.ac.be
Home page : http://valibel.fltr.ucl.ac.be/

Résumé

Toute séquence d'enseignement engage l'enseignant et les élèves dans différents niveaux d'activité. Nous faisons l'hypothèse que ces niveaux sont déterminés par la nature de l'objet enseigné en tant qu'il fait l'objet d'un double traitement de la part de l'enseignant : présentification et pointage. Concrètement, nous décrivons les cadres actionnels complexes en jeu dans une séquence complète d'enseignement, composée de neuf leçons de 45' et consacrée à l'étude du texte argumentatif avec des élèves de 13-14 ans. Nous examinons comment les déplacements corporels et la prosodie servent à l'enseignante de ressources contextualisantes pour déterminer les cadres actionnels et gérer avec les élèves cette multiactivité. Plus précisément, nous analysons comment certains marqueurs de discours réalisés avec une prosodie marquée signalent, conjointement aux déplacement, l'ouverture ou la fermeture de cadres d'activité ; d'autre part, nous analysons comment l'enseignante construit deux "styles vocaux" particuliers pour indiquer aux élèves ce qu'elle attend d'eux à des moment précis de l'interaction.

Mots-Clés : multimodalité, , prosodie, contextualisation, interactions scolaires, didactique du français

1. Introduction

La notion de multiactivité appliquée aux pratiques interactives de classe donne à voir un ensemble de manifestations constitutives du travail de l'enseignant. Comprendre les conditions de gestion de cette multiactivité suppose une analyse des ressources sémiotiques auxquelles recourent les agents engagés dans des activités multiples, qu'elles soient simultanées ou successives. Dans la ligne des propositions de Kress et al. (2001), nous analysons comment deux types de ressources (la prosodie et les déplacements corporels) forment autant de systèmes sémiotiques que convoquent les participants pour (s')orienter et interpréter ce qu'ils sont en train de faire ensemble.

Notre hypothèse pose en outre que les différents niveaux d'activité (emboîtés et / ou séquentiels) constitutifs d'une interaction scolaire sont déterminés par la nature de l'objet enseigné : l'enseignant recadre constamment l'attention des élèves engagés dans une tâche sur un élément de l'objet enseigné ; et la prosodie participe des outils sémiotiques qu'utilise l'enseignant pour présentifier et pointer des caractéristiques de l'objet enseigné. Nous ne discuterons pas ici des effets de ces diverses ressources sur l'apprentissage, mais nous admettons avec Kress et al. (2001), et Kress et al. (2004) que l'engagement des élèves dans des activités complexes s'appuie sur l'ensemble de ces ressources.

2. Observer des situations d'interactions scolaires

Cette contribution prend place dans un projet de recherche plus vaste sur les variations de l'objet d'enseignement. Il nous faut éclaircir les présupposés de cette recherche, et lever les possibles malentendus liés à la focalisation sur le travail enseignant et son activité langagière en précisant le cadre épistémologique du GRAFE1 d'où est tiré le corpus que nous analyserons. Il ne s'agit pas pour nous de suivre les approches ergonomiques du travail. Si l'activité de l'enseignant en situation de classe nous intéresse, c'est au sens où elle nous donne à voir comment l'objet effectivement enseigné est structuré et organisé dans une séquence d'enseignement. Il est entendu que, quel que soit le degré de planification d'une leçon, l'enseignant reste le porteur et le gestionnaire de la tâche. À ce titre, son travail (et en particulier son activité langagière de cadrage, d'ajustement, d'intervention) est une des voies royales pour suivre les transformations de l'objet d'enseignement.

Ce recentrage de l'analyse sur l'objet enseigné a certaines conséquences méthodologiques. La première conséquence concerne l'empan d'observation. Dès lors qu'il vise l'objet enseigné, le chercheur ne peut pas se contenter d'observer quelques minutes d'un échange en situation. Il lui faut appréhender la logique de l'ensemble et élargir son unité d'analyse à la séquence.2 C'est dans le cadre englobant de cette dernière que l'enseignant ménage des espaces de travail par lesquels il assure la relation des élèves à l'objet d'enseignement. C'est donc à ce niveau englobant qu'il faut observer la logique de l'action didactique, étant entendu que cette structuration est déterminée par les propriétés de l'objet. Cet objet est élémentarisé et structuré en unités hiérarchisées qui ne prennent leur sens que par rapport au tout de la séquence d'enseignement (Dolz, Ronveaux & Schneuwly, 2006). Pour reconstituer la logique de l'action didactique, on voit l'importance d'appréhender une unité d'observation large, à l'échelle de la séquence. Or, traitées à ce palier de complexité, les ressources prosodiques utilisées par l'enseignant présentent des fonctionnalités de structuration essentielles ; la prosodie apparaît comme un marqueur de séquentialité et de hiérarchie qui n'a de sens qu'au niveau de cet ensemble englobant.

La deuxième conséquence porte sur le traitement plus local des activités scolaires et leur articulation avec la logique d'ensemble de l'action didactique. Cette articulation du local avec le global doit s'étudier à partir de la double sémiotisation3 par laquelle l'enseignant rend présent l'objet d'enseignement d'une part, et pointe des éléments de ce même objet d'autre part. Cette double sémiotisation, la présentification et le pointage, est au cœur du processus de dépliage de l'objet d'enseignement. Le pointage en particulier pose à l'enseignant un problème de gestion spécifique : ce dernier doit garantir au palier local de l'activité scolaire que les propriétés de l'objet enseigné se déploient pour le plus grand nombre d'élèves, sachant que ces élèves n'auront pas accès à ces propriétés dans la même rythmicité et, en même temps, assurer au niveau englobant de la séquence la cohérence du tout. Il lui faut donc constamment gérer divers niveaux de complexité, rappeler aux élèves ces niveaux et leurs liens avec les diverses dimensions (ou éléments) de l'objet enseigné. L'étude des interactions au palier de l'activité scolaire ne peut se contenter d'un traitement local, elle doit rendre compte de la manière dont les ressources convoquées par l'enseignant au niveau local agissent comme des éléments de structuration multiniveau. La prosodie est une de ces ressources.

3. Le travail de cadrage : des objets enseignés aux cadres interprétatifs

Une manière de considérer le travail de cadrage est d'entrer par l'implication des agents au niveau local des activités scolaires.4 Dans notre corpus, ces activités sont structurées selon trois types de modalité sociale du travail (Filliettaz, 2002, p. 62-68) : les activités individuelles (ou autonomes), qui impliquent un agent isolé, sont rares et se produisent le plus souvent hors du foyer officiel de l'interaction5 ; les activités à plusieurs (collectives) se produisent chaque fois que l'enseignante met les élèves au travail de manière individuelle : tous les élèves sont alors impliqués dans la même activité, sans coopération entre eux ; finalement, les activités conjointes sont les plus nombreuses : elles se produisent soit entre deux ou plusieurs élèves,6 soit entre l'enseignante et un élève, soit enfin entre l'enseignante et le groupe classe. Les activités conjointes sont particulièrement complexes à gérer parce qu'elles diffractent l'activité en multiples foyers. Dans chacun de ces foyers, chaque élève ou chaque groupe d'élèves se conduit selon un rythme propre et s'implique dans un traitement thématique propre. Cette multiplicité implique des (re-)cadrages de différentes natures. D'une part, lorsque le temps imparti pour réaliser l'activité est écoulé, l'enseignant doit ménager une zone tampon afin d'harmoniser les rythmes et d'ouvrir un nouveau cadre actionnel. D'autre part, au niveau local de l'activité scolaire, l'élève effectue toute une série de manipulations d'éléments de l'objet d'enseignement ; ces manipulations au niveau local impliquent des recadrages au niveau de la cohérence du tout, soit de l'objet soit de la tâche. Ces recadrages délimitent des zones sensibles dans le flux de l'interaction où l'on peut identifier quelques-uns des éléments de l'objet d'enseignement.

Reste que ces cadres actionnels ne sont pas "donnés", mais construits par les participants, dans l'interaction, à l'aide de différent systèmes sémiotiques. Ces systèmes sont autant de ressources dans lesquelles puisent les interactants pour former une configuration contextuelle :

"A particular, locally relevant array of semiotic fields that the participants demonstrably orient to (not simply a hypothetical set of fields that an analyst might impose to code context) is called a contextual configuration." (Goodwin, 2000, p. 1490)

Différents cadres actionnels peuvent être présents (convocables) simultanément-dans une relation de coordination (juxtaposition séquentielle) ou d'emboîtement (hiérarchisation) (Filliettaz, 2002, p. 98). La manière de cadrer ce qu'on est en train de faire doit donc être explicitée et dans le cas où plusieurs cadres sont présents simultanément, on parlera de polyfocalisation configurationnelle (Filliettaz, 2002, p. 97). Quand un agent, l'enseignant le plus souvent, se trouve impliqué dans différents cadres, on parlera de polyfocalisation individuelle (Filliettaz, 2002, p. 99).

Dans cet article, nous aimerions défendre deux hypothèses d'un niveau très général :

- D'un point de vue théorique, la notion d'activité scolaire peut être utilisée comme médiation pour appréhender la relation constitutive entre les cadres interprétatifs (Goffman, 1991, p. 242) et l'objet enseigné. Cette hypothèse sera développée à une étape ultérieure de notre recherche.

- D'un point de vue méthodologique, la prise en compte de ces cadres,7 et donc d'un empan important d'observation (une séquence de plusieurs périodes de cours), est indispensable pour rendre compte de ce que la prosodie et les gestes indexicalisent (contextualisent). En d'autres mots, pour saisir la prosodie ou les gestes comme ressources de contextualisation, on ne peut se contenter d'observer des activités langagières ; il s'agit d'élargir l'analyse à des unités plus larges, liées aux activités collectives organisées dans un milieu professionnel avec une visée spécifique, le langage n'étant qu'une des modalités déterminant ces activités collectives complexes (Kress et al., 2001). Dans cette étude de cas, nous allons travailler sur trois hypothèses particulières exposées ci-dessous (§4.3).

4. Étude de cas : une séquence sur le texte d'opinion

4.1. Description du corpus

La séquence d'enseignement à partir de laquelle nous mettrons à l'épreuve ces hypothèses est extraite du corpus constitué par le GRAFE de l'Université de Genève. L'ensemble du corpus, prélevé sur les trois cantons romands de Vaud, Valais et Genève, comprend trente séquences d'enseignement qui portent sur deux objets d'enseignement recommandés par les plans d'étude : la relative et le texte d'opinion. Nous concentrerons notre observation sur une des séquences genevoises portant sur le texte d'opinion ("texte argumentatif", selon les termes de l'enseignante). L'ensemble de la séquence comprend 9 leçons de 45 minutes. Seules 5 leçons ont été enregistrées.

 

La séquence représente une unité d'action qui se décline en unités successives et hiérarchisées que nous avons représentées à l'aide d'un synopsis8 (voir le tableau synoptique simplifié en annexe). Afin de saisir la logique du tout, les leçons non enregistrées ont été reconstituées à partir du cours de l'agir (une leçon s'inscrit dans la continuité de la précédente), des remarques explicites des protagonistes (appels de l'enseignante à la mémoire didactique, interventions d'élèves concernant un point de contenu qu'ils ont mal compris et qu'ils souhaitent se voir expliquer à nouveau), ou encore des divers documents fournis aux élèves (questionnaires, textes, notes au tableau noir).

La séquence d'enseignement porte sur le "texte argumentatif", selon l'annonce explicite de l'enseignante. Les tâches sont organisées autour de la lecture de quelques fables de Lafontaine exclusivement. Dans l'ordre, les élèves liront « Le Conseil tenu par les rats » (leçons 1 et 2), « La génisse, la chèvre et la brebis, en société avec le lion », en comparaison avec les fables d'Ésope et de Phèdre (leçons 3 à 7), « Le loup et l'agneau » (leçon 7 à 9). La dernière fable « Le loup et le chien » (leçon 9) sert d'amorce à un exercice d'écriture noté.

Pour chaque fable, les tâches se structurent en deux temps : d'abord, la découverte du texte (lecture à voix haute ou silencieuse) et sa compréhension globale ; ensuite, le travail local sur le texte. Ces deux temps s'apparentent à une pratique classique-le commentaire de texte (voir la description de Daunay, 2002). Le travail local d'analyse de chaque fable est structuré par un questionnaire qui vise à faire découvrir aux élèves les propriétés d'une situation argumentative et les propriétés argumentatives des fables. Ce travail local est mené selon diverses modalités (individuelle, conjointe, en dyade). Précisons que certaines activités de commentaire de texte sont construites sous la forme d'un débat.

En résumé, la séquence est complexe et se décline en multiples objets secondaires d'enseignement selon diverses modalités qui tantôt structurent en extériorité la tâche, tantôt sont constitutives de l'objet lui-même : par exemple, l'enseignante propose une activité en dyades pour débattre des réponses au questionnaire en vue d'expérimenter une situation argumentative dont les élèves ont dégagé les propriétés.

Dans la suite de cet article, nous présentons succinctement les principaux éléments de structuration d'une heure d'enseignement (§4.2), sans entrer dans les problèmes méthodologiques que pose immanquablement le travail de reconstitution d'une logique d'action (voir note 8). Cette présentation débouche sur nos hypothèses (§4.3) visant à démontrer que l'enseignante recourt à de multiples ressources pour assurer le passage d'une unité à l'autre et articuler les objets secondaires (travaillés au niveau des activités scolaires) aux objets principaux (structurant la séquence), voire à la notion à enseigner (le texte argumentatif). De manière très précise, nous analysons les marqueurs de structuration prosodiques et gestuels par lesquels l'enseignante organise et hiérarchise ces cadres actionnels (§5).

4.2. Les différentes activités en lien avec la double sémiotisation des contenus

Si l'on observe plus en détail les activités effectuées lors de la séance 3a du 21 mars (organisée autour de l'analyse de la fable « La génisse, la chèvre et la brebis, en société avec le lion »), on distingue divers cadres actionnels hiérarchisés, liés au type d'implication des agents (activités ensembles ou conjointes), à la centration autour de différentes "régions" dans la classe (Goffman, 1959, p.109-140), et à différentes opérations didactiques sur le contenu qui fait l'objet de l'activité d'apprentissage. Ce sont ces dernières opérations de présentification et de pointage qui semblent au cœur du processus de structuration de la séance et qui, hiérarchiquement, s'imposent comme cadres actionnels englobants, tandis que la gestion interpersonnelle de l'interaction court sur l'ensemble de la séance. Nous représentons ces liens de dépendance entre activités par un schéma (figure 1). Les deux cadres d'activité englobants de cette séance de cours, la lecture et l'analyse de la fable, correspondent respectivement à la présentification et au pointage, et sont déterminés par les propriétés de l'objet enseigné-le texte argumentatif. L'enseignante traite ce dernier d'abord dans sa dimension textuelle de manifestation linéaire, sonore et visuelle, formant un tout (un récit), signé par un auteur, historiquement situé. Ensuite, elle propose aux élèves d'entrer dans la lettre du texte pour dégager quelques propriétés d'une situation argumentative (représentée par le récit de la fable) et d'un argument (identifiable dans les paroles des personnages, rapportées en style direct ou indirect).

 

Fig. 1 : schéma des cadres actionnels de la séance 21.03.03a

Ce schéma représente les différents cadres interprétatifs identifiés dans une séance de cours particulière, et leurs emboîtements. Ces liens de dépendance indiquent que l'accès à un cadre d'activité englobé est déterminé par le cadre qui l'englobe directement. Dans la 1ère partie de la leçon (2-1), les cinq activités proposées par l'enseignante sont dépendantes de (emboîtées dans) une même visée (rendre présent l'objet textuel littéraire), et se présentent de manière juxtaposée (succession sans chevauchement). La seconde partie (2-2) vise à pointer différents aspects de l'objet présenté en 2-1 ; elle se compose elle-même de deux parties successives : l'une (2-2-1) où les élèves travaillent individuellement sur un questionnaire, et l'autre (2-2-2) où l'enseignante propose une "correction" (mise en commun) des réponses aux 8 questions qui structurent la démarche d'analyse, qui alterne des phases où l'enseignante interroge les élèves, et des phases où elle dicte une réponse jugée satisfaisante. À ces deux occasions, les cadres d'activités "à plusieurs" et "conjointes" se chevauchent. Parallèlement à ce déroulement, l'enseignante endosse la responsabilité de maintenir des bonnes conditions de travail (gestion de l'interaction pour elle-même), par le maintien du silence et du calme (cadre en pointillé qui emboîte toute la séance).

4.3. Hypothèses particulières

À partir de la description des activités de cette séance et des ressources utilisées par l'enseignante pour la mener à bien, nous allons démontrer que :

- Dans une situation de polyfocalisation constitutive des activités scolaires, le passage d'un cadre à un autre est marqué très clairement par des indices de contextualisation prosodiques, qui permettent aux élèves et à l'enseignant d'interpréter ce qu'ils sont en train de faire et de conformer leurs comportements aux attentes ainsi créées. Le passage d'un cadre à l'autre peut correspondre à une transition entre deux activités juxtaposées (successives dans le temps) ; entre les phases d'une même activité scolaire ou, cas plus complexe, peut consister en des allers-retours entre deux activités qui sont simultanées dans le temps.

- Au niveau de l'opération de pointage sur des aspects essentiels de l'objet mis à la disposition des élèves (voir cadre 2-2 de la figure 1), les ressources prosodiques sont utilisées pour créer des îlots de saillance pendant le déroulement de l'activité scolaire, et mettre en évidence les propriétés de l'objet d'enseignement.

- Il arrive régulièrement que l'enseignante se retrouve debout face à la classe, et mobilise la parole (voir figure 2 ci-dessous). Cette configuration spatiale de type "magistrale" survient cependant dans différents types d'activités. Nous faisons l'hypothèse que les ressources prosodiques mobilisées contribuent à montrer ce qu'on est en train de faire (expliquer, dicter ce qu'il faut retenir, clarifier, etc.) et comment les élèves doivent l'interpréter et adapter leurs comportements (écouter-pour-comprendre, écouter-pour-noter, etc.).

 

Fig. 2 : mode d'interaction de type magistral (l'enseignante est représentée en front de classe, entre son bureau et un rétroprojecteur). Les élèves (figures ovales) sont représentés par rapport à l'empan d'action (trait pointillé) mis en place par l'enseignante.

5. Fonctions de cadrage des ressources prosodiques et gestuelles

Pour l'analyse d'indices concrets, nous allons nous centrer prioritairement sur la séance décrite par le schéma de la figure 1. Les changements de cadre ou, plus précisément, l'indication du cadre par rapport auquel ce qui est dit doit être interprété, sont indiqués à la fois :

  • par le comportement gestuel / corporel de l'enseignante (pas traité ici en tant que tel) ;

  • par ses déplacements et sa localisation dans la classe (les élèves dans cette leçon sont statiques, assis à leur bureau) ;

  • par des "shifters" voco-prosodiques (tout à fait typiquement le marqueur de discours alors réalisé avec attaque intonative haute, pour indiquer l'ouverture d'une séquence) ;

  • par le comportement voco-prosodique qui instaure des "styles" vocaux différents, marqués par le volume, le rythme, la densité-et le type d'alternance autorisé entre styles.

5.1. Déplacements et configuration spatiale

Différentes configurations spatiales sont possibles en classe :

  • l'enseignante se trouve "sur le devant de la scène"-assise à son bureau, écrivant au tableau noir, s'adressant à la classe ;

  • elle circule librement entre les bancs ou s'arrête momentanément près d'un élève ;

  • elle s'adresse à l'ensemble de la classe depuis n'importe quel point de celle-ci (dans ce cas, l'adresse a une portée différente que quand elle se trouve devant).

Très souvent, le passage d'un cadre à un autre va de pair avec le passage d'une de ces configurations spatiales et d'une orientation corporelle de l'enseignante, à une autre.

La première partie de la séance (2-1 présentification du texte) est courte (5') et structurée sans chevauchement ; elle s'organise autour de deux configurations spatiales : l'enseignante distribue les documents en circulant dans la classe, tout en mettant déjà les élèves au travail9 (figure 3a). Ensuite elle occupe le devant de la classe, que ce soit pendant la lecture silencieuse (figure 3b) ou les questions qui suivent (figure 3c). Le début de la lecture à voix haute de la fable opère un changement de focalisation (figure 3d) : l'élève qui lit le texte devient le centre d'attention. La structuration des activités se fait parallèlement par des marqueurs de structuration discursifs (voir §5.2).

 
Fig. 3 : configurations spatiales successives pendant l'activité scolaire 2-1 (voir figure 1)

La seconde activité de cette séance de cours (2-2) est une analyse de la fable en vue de faire ressortir les propriétés du texte argumentatif au moyen d'un questionnaire. Elle est beaucoup plus longue (35') et certaines des sous-séquences qui la composent se chevauchent. Ainsi, le passage de l'activité où chaque élève répond pour lui-même au questionnaire, à celle de mise en commun occasionne un certain flottement, qui va de pair avec le caractère négocié de la modification du contexte (d'une action collective, on passe à une action conjointe).

Du point de vue de la configuration de l'espace, et de la désignation de la région de la classe "où les choses se passent", cette transition est marquée par l'enseignante quand elle opère un mouvement progressif de retour vers l'avant de la classe, après avoir passé une quinzaine de minutes à circuler entre les bancs. Ce mouvement de recadrage ne se fait pas brusquement, mais progressivement, en tenant compte du degré de coopération des élèves et de leur rythmicité dans l'achèvement de la tâche. On est face à un phénomène comparable aux pre-closings observés par Schegloff & Sacks (1973) dans les conversations téléphoniques : les participants à l'interaction négocient progressivement la fermeture d'un cadre et l'ouverture du cadre (et de l'activité) suivant, à l'aide d'un travail interactionnel mutuellement construit.


Fig. 4 : de gauche à droite sur la figure, l'enseignante déplace progressivement le foyer de l'interaction du milieu vers l'avant de la classe.

On ne peut pas suivre absolument tous les déplacements de E, car la caméra filme souvent les élèves, mais on distingue trois étapes.

  1. La première configuration spatiale correspond à une action à plusieurs où chaque élève répond individuellement au questionnaire et où l'enseignante a des interactions avec l'un ou l'autre pour répondre à des questions ; l'enseignante circule en classe, répond aux doigts levés, et n'interagit jamais qu'avec un élève à la fois (en termes de posture, on note que l'enseignante est soit penchée sur le banc de l'élève, soit en discussion face à face).

  2. Progressivement, et d'abord avec la voix et le regard, l'enseignante amorce un retour vers une action focalisée et conjointe. Elle ouvre une pré-clôture de l'activité en cours : depuis le milieu de la classe, elle s'adresse à tous (voix plus haute, corps non penché) ; elle vérifie que les élèves sont prêts à focaliser leur attention sur une nouvelle tâche et, comme certains restent penchés sur leur feuille et continuent de lever le doigt, elle accepte encore de répondre à l'une ou l'autre question, mais en se dirigeant vers l'avant de la classe. Il y a donc un laps de temps assez long (4') entre l'annonce de l'activité de mise en commun et la fin de l'activité de réponse au questionnaire.

  3. Finalement l'enseignante regagne sa place en "front" de classe et elle s'adresse à nouveau à l'ensemble des élèves pour annoncer la suite. Ce moment est marqué par une abondance de marqueurs de structuration de la conversation (Auchlin, 1981) qui se justifie selon nous moins par la hiérarchie des activités, que par le fait que l'activité qu'on quitte a eu une durée importante.

Ce sont ces marqueurs vocaux que nous allons maintenant observer.

5.2. Marqueurs prosodiques et ouverture de cadres

Dans les quatre séances enregistrées et transcrites, l'enseignante utilise un peu plus de 300 occurrences de deux marqueurs de structuration de la conversation (MSC) : alors et voilà. Le premier est plutôt un marqueur d'ouverture (démarreur) tandis que le second est typiquement un marqueur de clôture (ponctuant) (Auchlin, 1981 ; Vincent, 1993), les deux pouvant se combiner à l'occasion.10 Ces MSC, s'ils sont réalisés avec une intonation particulière, constituent un système de guidage interprétatif utilisé par les locuteurs pour signaler dans quel cadre ils se trouvent (et, par conséquent, ce qu'ils sont en train de faire). Nous avons observé les caractéristiques discursives et intonatives des 150 premières occurrences de alors et voilà prononcées par l'enseignante.11

D'un point de vue discursif (Roulet, Filliettaz, Grobet, 2001), on a tenu compte d'une part de la localisation des MSC par rapport à l'intervention12 (début, milieu, fin) et d'autre part de l'orientation illocutoire et de la fonction textuelle de cette intervention. Une version simplifiée de notre grille d'analyse permet de distinguer 4 fonctions discursives pour les marqueurs alors et voilà :

  1. en début d'intervention à fonction explicite d'annonce de clôture ou d'ouverture de cadre (statut hiérarchique dominant) ;

  2. en début d'intervention d'adresse à la classe ou à un élève (avec les fonctions suivantes, d'orientation illocutoire initiative ou réactive : énonciation d'une consigne ; remarque de discipline, sélection d'un élève ; réponse à une question, ratification d'une réponse) ;

  3. interne à une intervention (structuration textuelle de type "préalable" ou "reformulation") ;

  4. reprise après une interruption ou introduction d'un point important (raccrochage à un niveau supérieur dans l'organisation textuelle).

Du point de vue de la réalisation intonative, qui a été systématiquement corrélée aux fonctions discursives, on a regroupé les marqueurs de discours en trois types, selon le niveau intonatif auquel ils étaient réalisés (voir Grobet & Auchlin, 2001 ; Simon, 2004, p. 306 et sq.) :

  1. attaque neutre (transcrite par le symbole →), indiquant un enchaînement intonatif sans rupture mélodique avec le constituant qui précède ;

  2. attaque basse (transcrite par le symbole ↓), indiquant un décrochage mélodique vers le bas et un raccrochement explicite au constituant déjà entamé qui précède (forme de continuation) ;

  3. attaque haute (transcrite par le symbole ↑), réalisée par un saut mélodique d'au moins 5 demi-tons par rapport à la dernière syllabe accentuée, et indiquant un décrochage avec ce qui précède par le démarrage d'une nouvelle unité (sans préciser sa portée).

L'hypothèse que les changements de cadre importants (par ex. entre les actions 2-2-1 et 2-2-2 représentées sur la figure 1) seront sur-marqués par la présence conjointe de différents systèmes sémiotiques (indices prosodiques, contenu verbal, déplacements corporels et postures) se vérifie. Parmi ces indices de contextualisation, les marqueurs de discours réalisés avec une attaque intonative haute ont pour fonction (iconique) d'attirer l'attention des élèves en signalant une rupture avec ce qui précède et, corollairement, l'ouverture d'une nouvelle unité d'action.

 

Fig. 5 : répartition des marqueurs de discours (MSC) en fonction de l'attaque intonative (basse, moyenne, haute) et la fonction discursive

La répartition des occurrences montre que, quand une annonce explicite de changement de cadre est opérée et qu'un MSC est présent, dans 74% des cas le marqueur est réalisé avec une attaque haute (et jamais avec une attaque basse). Les exemples (1)-(2) illustrent comment alors réalisé avec une attaque haute signale le début de l'intervention ouvrant la séquence de mise en commun des réponses au questionnaire.

 

Audio

 

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En position interne d'intervention, les MSC ne sont par contre pas réalisés avec une attaque haute (une seule occurrence a été observée13). Quant aux adresses à la classe ou aux élèves, la réalisation de ce type d'intervention avec une intonation de rupture (attaque haute) se situe généralement dans une configuration globale de surmarquage d'une phase de transition entre deux actions successives.

Deux facteurs expliquent l'abondance de marques prosodiques. Plus le changement de cadre est important, c'est-à-dire opère un passage entre des séquences d'un niveau hiérarchique élevé, plus il y a de marqueurs de discours à intonation marquée. L'exemple (3) illustre ce cas, et s'accompagne d'un certain flottement dû à la négociation nécessaire pour passer d'un cadre à l'autre afin de ménager un espace de travail tampon qui permette aux retardataires d'ajuster leur rythme. L'autre facteur réside dans la durée d'une activité : une phase de travail relativement longue nécessite souvent une négociation entre l'enseignante et les élèves pour passer à l'activité suivante.

Audio A B C D

À la ligne 1 de l'exemple 3, l'enseignante ouvre une séquence de pré-clôture de l'activité de réponse au questionnaire en s'assurant que les élèves ont terminé leur tâche. Cette ouverture d'une clôture s'accompagne de marqueurs forts (bon alors à la ligne 1). Plusieurs minutes s'écoulent avant que l'enseignante, à la ligne 14, démarre effectivement l'activité de mise en commun, en s'aidant à nouveau d'une intonation haute pour mobiliser les élèves. Dans l'intervalle, plusieurs "contextes" possibles sont disponibles simultanément et les participants font usage des indices analysés pour s'y retrouver et se mettre d'accord sur quelle activité est à considérer comme centrale à quel moment (Auer, 1993, p. 13). À la ligne 16, l'enseignante sélectionne une élève pour répondre à la première question, et on peut dire que la négociation pour changer le contexte d'activité a abouti.

5.3. Différents styles vocaux dans la configuration cours magistral

Un autre indice prosodique, plus complexe, est mis en œuvre par l'enseignante pour diriger les élèves entre différentes activités. Il s'agit de la construction de "styles vocaux" (ou "phonostyles") que nous concevons comme une conduite vocale ponctuelle (sermon, lecture, boniment) qui se produit dans le cadre d'une profession et marque une certaine mise en fonction (Léon, 1993, p. 157). Un style se définit par un faisceau d'indices (en l'occurrence prosodiques) qui viennent établir un contraste (un changement de style) à l'intérieur d'une séquence conversationnelle (Selting, 1989).

Nous allons à nouveau nous arrêter sur l'activité de mise en commun de l'analyse des propriétés du texte argumentatif. L'enseignante se trouve face à la classe, entre le tableau noir et son bureau. Deux modalités d'alternance des tours de parole sont envisageables : soit l'enseignante questionne les élèves, soit elle monopolise la parole afin de délivrer des interventions plus longues qui ont pour fonction de stabiliser la connaissance construite dans les échanges de question-réponse.

 

Fig. 6 : postures de l'enseignante dans l'activité conjointe de mise en commun des réponses au questionnaire

Quand elle est en position de parler seule en s'adressant à la classe (illustration de gauche à la figure 6), l'enseignante est susceptible d'accomplir trois actions différentes :

  • l'explication ou la clarification d'un point particulier qui pose problème à un ou plusieurs élèves ;

  • une dictée de la réponse correcte afin que les élèves la notent (ce qui implique une sélection, dans tout ce qui a été dit, des éléments qui vont constituer la "matière" du cours) ;

  • une synthèse institutionnalisante14 : l'enseignante installe globalement une démarche plutôt "herméneutique", au sens où elle dévoile progressivement le lien entre les objets enseignés (les fables) et l'objectif de la séquence (le texte argumentatif). À certains moments, cette logique de dévoilement progressif est complétée par des passages de synthèse institutionnalisante, dont on analyse le statut ci-dessous (contrairement à ce qu'on pourrait penser, ces passages ne doivent pas nécessairement faire l'objet d'une prise de note).

Ces rôles multiples de l'enseignante renvoient selon notre analyse à une polyfocalisation individuelle de l'action (au sens de Filliettaz, 2002, p. 98), non pas qu'elle soit engagée dans une pluralité de foyers (on peut dire que l'interaction reste focalisée sur une région de la classe), mais parce que l'enseignante a en charge plusieurs finalités et que, à partir de sa conduite, les élèves doivent savoir comment agir (en identifiant ce qu'il faut noter, ce qu'il faut comprendre, ce qui est plus ou moins important). Ces différents moments ne sont pas clairement distingués dans le temps -ils alternent sans cesse-, d'où l'importance de modifier les styles vocaux sur des périodes très ponctuelles pour guider l'activité les activités d'apprentissage.

5.3.1. "Style de dictée" : indiquer ce que les élèves doivent noter

La mise en commun des réponses au questionnaire s'organise selon la routine conversationnelle suivante :

  • l'enseignante annonce la question  ;

  • elle sélectionne / désigne un élève qui lit la question à haute voix et propose sa réponse ;

  • elle ratifie la réponse et / ou sélectionne un autre élève pour la compléter ou la nuancer ;

  • éventuellement, l'enseignante fournit une explication complémentaire si elle estime que les élèves n'ont pas compris la question ;

  • finalement elle dicte une réponse satisfaisante pouvant figurer par écrit sur le questionnaire  ;

  • ensuite la routine reprend à la première étape.

Dans cette routine, les élèves doivent faire la distinction entre ce qui doit être noté et ce qui constitue une explication qui doit avant tout être comprise. Nous avons observé que l'enseignante utilise systématiquement le même style vocal pour indiquer aux élèves les passages à noter. Ce "style de dictée" présente les caractéristiques prosodiques suivantes :

  • ralentissement du débit par rapport à l'intervention qui précède (ralentir le débit permet évidemment aux élèves d'écrire tous les mots énoncés en temps réel)  ;

  • scansion rythmique (non emphatique) liée à la production de proéminences accentuelles espacées par des intervalles réguliers dans le temps (isochronie perçue des battements rythmiques, voir Auer et al., 1999) ;

  • augmentation de la densité accentuelle (nombre de syllabes accentuées par rapport aux syllabes atones) et, corrélativement, raccourcissement des groupes intonatifs.

Dans le cours de cette routine, les élèves peuvent donc se fonder sur plusieurs indices co-occurrents pour interpréter quand ils doivent écouter et comprendre, et quand ils doivent prendre note. Il est intéressant de constater que l'injonction explicite (du type notez ce que je dis) est possible, mais pas systématique : le style vocal de dictée remplit donc son rôle. L'exemple 4 illustre ce style vocal15.

[21.03.03a, 37'30''] Audio

 

Fig. 7 : prosogramme de l'exemple 4 (transcription stylisée de l'intonation et indication des intervalles temporels entre deux proéminences, voir Mertens 2003)

Le style vocal de dictée a donc ses caractéristiques propres, identifiables (scansion non emphatique) et fonctionnelles (ralentissement, hyperarticulation) ; mais surtout, il instaure un contraste par rapport à un style neutre que l'enseignante adopte pour guider l'élaboration des réponses par les élèves. C'est ce contraste qui permet aux élèves d'inférer qu'ils doivent passer d'une posture d'écoute active à une activité de prise de note.

5.3.2. "Style emphatique" : les inserts et les synthèses institutionnalisantes

Dans la routine de correction du questionnaire, certains passages du discours de l'enseignante sont marqués à divers titres comme porteurs de "synthèse institutionnalisante". L'enseignante se trouve devant la classe, la tête redressée, elle produit des longs tours de parole, et adopte un style particulier que nous qualifions d'emphatique ou de saillant, comme dans l'exemple 5.

 

Audio

Le style emphatique se décrit à l'aide des caractéristiques suivantes :

  • un nombre accru d'accents secondaires en position initiale de mot (parfois qualifiés d'accents "didactiques", voir Lucci, 1979) ;

  • la réalisation d'arcs accentuels (Di Cristo, 2000, p. 41), se caractérisant par la présence simultanée d'une proéminence mélodique sur la syllabe initiale et finale d'un groupe intonatif, avec pour effet de le mettre en évidence (ARGumentaTION, PArOLe...) ;

  • la présence de contours intonatifs marqués en français (ton dynamique HB du niveau haut vers le bas) à fonction de focalisation (Mertens, 1993) (à la ligne 3, paROLe) ;

  • la construction de listes par répétition du même schéma intonatif (voir aux lignes 4-5 on argumente, on raisonne, on justifie) ;

  • une expansion du registre de parole.

Ces caractéristiques prosodiques sont illustrées dans la figure suivante :

Fig. 8 : prosogramme d'un extrait de l'exemple 5 (transcription stylisée de l'intonation et indication des intervalles temporels entre deux proéminences, voir Mertens 2003)

La fonction des passages emphatiques ne s'interprète de manière satisfaisante qu'en les reliant au niveau global de l'organisation de la leçon (figure 1) et surtout au synopsis de la séquence complète (voir annexe). L'effet de ce passage (exemple 5) est de pointer vocalement sur une succession de mots-clés (argumentation, parole, dialogue, mots, raisonnements, actes par exemple) et de présenter ces mots-clés comme particulièrement saillants (d'où la dénomination d'îlots de saillance). Cette mise à l'avant-plan peut avoir au moins deux fonctions au sein de l'activité didactique :

  • expliquer un point important (le contenu du tour de parole est argumentatif, avec des oppositions entre ce que les élèves semblent avoir compris et ce qu'il faut comprendre) ;

  • sortir de la routine installée et effectuer un insert. Ce dernier est décroché du cours de l'activité scolaire, mais en relation forte avec l'objet enseigné. C'est le cas quand l'enseignant généralise des notions ou les commente d'un autre point de vue (Schneuwly, Dolz & Ronveaux, 2006).

La question qui est posée par les inserts, dans la logique séquentielle et hiérarchique de notre analyse des activités en classe, est celle de leur niveau d'ancrage : s'agit-il de passages "subordonnés" à une autre activité, qui sont comme des commentaires ou des digressions, ou au contraire de passages "subordonnant", qui indexent / effectuent un décrochage vers un niveau hiérarchiquement supérieur en ce qu'ils rejoignent l'objectif principal de la séquence ?

L'intention de l'enseignante de faire un "insert" est annoncée plusieurs minutes à l'avance (par des marqueurs de discours avec attaque haute qui indiquent un décrochage par rapport à l'activité en cours, voir §5.2). Notre hypothèse est que les îlots de saillance indiquent les contenus essentiels que l'enseignante souhaite faire passer, même s'ils ne correspondent pas exactement à une question prévue par le dispositif didactique (le questionnaire sur la fable étudiée). Dans le dispositif de l'enseignante, il y a une idée essentielle (l'argumentation est liée à la parole et pas aux actes) qui ne fait pas l'objet d'une question émanant du questionnaire, mais constitue pourtant l'idée-clé de l'analyse des propriétés de cette fable. En d'autres termes, l'insert permet à l'enseignante d'expliquer pourquoi ce qu'on est en train de faire est important et indique le rapport même de l'activité scolaire en cours à la logique de la séquence dans son entièreté. Notre corpus comporte aussi d'autres types d'inserts qui peuvent remplir des fonctions quelque peu différentes. Sans prolonger l'analyse, nous avons voulu montrer que l'enseignante, à l'aide de styles vocaux stéréotypiques, crée des contrastes entre différents moments au sein d'une heure de cours, et donne ainsi indirectement des indications sur le degré et le mode d'engagement qu'elle attend des élèves.

6. Conclusion

Au sein d'une réflexion globale sur la notion de multiactivité appréhendée dans diverses activités professionnelles, nous montrons d'une part comment diverses ressources sémiotiques (les déplacements dans l'espace-classe, les marqueurs prosodiques d'ouverture et les "styles vocaux") sont combinés et exploitées pour diriger des activités de différents types (collectives, individuelles, conjointes) en contexte scolaire ; et d'autre part, comment une modélisation globale des situations d'interaction est nécessaire pour interpréter ces ressources qui fonctionnent comme des indices de contextualisation (vs. comme des signes linguistiques dotés d'un signifié relativement stable).

Du point de vue de la didactique, l'apport de notre contribution insiste sur la nécessité de partir de l'objet effectivement enseigné pour analyser comment il est rendu disponible (présentification) et découpé en éléments simples (pointage)-opérations à partir desquelles se construisent les activités d'enseignement-apprentissage.

Du point de vue de l'analyse du fonctionnement de la prosodie dans les interactions, l'apport de notre contribution fait la démonstration que l'interprétation des fonctions de la prosodie au niveau des macro-unités de discours (l'organisation et la structuration des interventions, des échanges, et des activités) ne peut pas faire l'économie d'une description exhaustive des contextes d'interaction. L'interdisciplinarité (analyse didactique de l'activité et analyse des interactions) mise en jeu dans cette recherche fait ainsi progresser la compréhension d'enjeux essentiels dans les deux champs.

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Notes

1 Recherche FNS (1214-068110) conduite par le Groupe de Recherche en Analyse du Français Enseigné, sous la houlette de Joaquim Dolz et Bernard Schneuwly.

2 La séquence d'enseignement se structure sur une ou plusieurs périodes en fonction de l'objet enseigné et de son importance. Elle comprend des unités séquentiellement organisées et hiérarchisées entre elles, entre deux bornes encadrantes. L'intelligibilité de la séquence est à reconstituer à partir de ces deux bornes encadrantes.

3 Nous empruntons le terme à Schneuwly (2000, p. 24 et sq). Dans son essai, cette double sémiotisation correspond aux gestes de présentification et de pointage de l'enseignant. Le terme de "geste" est utilisé dans une acception spécifique aux sciences de l'éducation. Cette terminologie empruntée à Chevallard ne correspond pas forcément à la gestualité des linguistes. Pour éviter les confusions d'un champ à l'autre et répondre à la thématique du colloque, nous éviterons l'appellation de geste. Nous reviendrons sur cette distinction, en particulier sur la définition de la "présentification" comme milieu didactique dessiné par une "forme quelconque (texte, fiche, enregistrement, formule, schéma, notation au tableau noir)", selon les termes de Schneuwly (2000, p. 25). Reste à préciser que cette double sémiotisation n'opère pas seulement au niveau local des interactions, elle peut prendre des formes multiples en fonction du niveau de complexité qu'on la considère. Au niveau local, microscopique, la présentification peut prendre la forme d'un geste de monstration déictique ; au niveau global, elle peut prendre la forme d'une activité de lecture à voix haute.

4 Nous utilisons le terme d'activité scolaire dans le sens de Schneuwly (2000) - et les termes d'action et d'activité (sans adjectif) au sens défini par Filliettaz (2002).

5 Par exemple, un élève remplit la feuille de présences et la garde pour le cours suivant.

6 Les activités entre élèves ne sont pas officiellement prévues dans ce dispositif-ci, mais bien sûr elles ont lieu - en dehors du foyer officiel.

7 La figure 1 (ci-dessous) schématise comment l'interaction en classe est constituée par différents cadres emboités et / ou juxtaposés, liés d'une part aux activités de présentification - pointage de l'objet à enseigner, et d'autre part aux activités de gestion de l'interaction.

8 Pour les problèmes méthodologiques liés à l'établissement de cet outil par le chercheur, nous renvoyons le lecteur à Dolz, Ronveaux & Schneuwly (2006).

9 Ce faisant, on peut dire que l'enseignante est engagée dans deux activités simultanées : distribuer à chaque élève une copie et s'adresse simultanément à la classe (sur un ton différent) pour obtenir le calme et mettre les élèves "à la lecture silencieuse" (cas de polyfocalisation individuelle, voir Filliettaz, 2002, p. 98-99).

10 On trouve la combinaison alors voilà - mais jamais * voilà alors, ou alors séparés par une pause et appartenant à des unités textuelles différentes : voilà // alors.

11 Séances 1 et 3.

12 Dans la terminologie genevoise, l'intervention est la plus grande unité textuelle monologique, intermédiaire entre l'échange (dialogique) et l'acte textuel (unité minimale de discours). Un tour de parole peut contenir une ou plusieurs interventions. Pour ce qui concerne les différents types de relations de discours qui peuvent exister entres les unités textuelles, nous nous inspirons de la catégorisation de Roulet (2002, p. 151).

13 Le seul cas est à 28'20 et ouvre une question qui introduira l'"insert" commenté infra, au point 5.3.2.

14 Selon Aeby Daghé (en préparation) qui reprend en partie la définition de Joshua et Dupin (1993), « l'institutionnalisation se réalise sous la forme d'une généralisation qui prend appui sur les activités réalisées tout en s'en distinguant. En ce sens, les moments d'institutionnalisation supposent un arrêt, suspension ou parenthèse dans l'avancement du temps didactique bien qu'ils contribuent à son avancement ».

Ce sont ces mouvements de décrochage par rapport au cours de l'activité scolaire et les ressources prosodiques par lesquelles l'enseignante sémiotise ces mouvements que nous allons montrer.

15 Le passage scandé est transcrit dans une police non proportionnelle, avec un retour à la ligne à chaque proéminence accentuelle ; les syllabes accentuées sont en majuscules ; les durées mesurant l'intervalle entre deux proéminences sont indiquées (ms) afin de rendre compte de la régularité rythmique qui caractérise la scansion. Un écart entre deux intervalles temporels successifs est autorisé s'il ne dépasse pas 20% : les proéminences sont alors perçues comme espacées de manière régulière (voir Auer et al., 1999). Le caractère général de cet article nous empêche de détailler l'analyse des modifications de débit et de densité accentuelle (voir Simon & Grobet, à paraître).