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Gestes, conduites corporelles et multimodalité dans la formation de techniciennes de surface

Ingrid de Saint-Georges
Université de Genève
Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Education
1
Ingrid.desaint-georges@pse.unige.ch

Résumé  : L'apprentissage d'un métier manuel suppose l'intégration de multiples conduites corporelles et de gestes. La manière de réaliser ces conduites est révélatrice d'un certain niveau d'expertise et de compétence de la part de l'individu qui les produits. Or, plusieurs auteurs ont souligné la relative absence de travaux portant sur la manière dont des formes complexes d'organisation de l'activité sont corporellement et physiquement accomplies. En s'appuyant sur un enregistrement audio-vidéo de données issues d'une situation de formation/apprentissage au métier manuel de « technicienne de surface », l'objectif de cet article est de construire d'une part des repères notionnels pour aborder l'analyse de conduites corporelles dans des situations complexes de formation/apprentissage. Ces repères sont largement issus de l'approche anglo-saxonne de l'analyse multimodale du discours. D'autre part, sur le plan méthodologique, l'article s'attache également à faire des propositions concrètes pour le repérage de conduites corporelles dans des enregistrements audio-vidéo, notamment en adoptant une approche comparative mettant en regard différentes séquences d'action pour en mettre en évidence la singularité ou la ressemblance par rapport à des conduites professionnelles attendues. Les analyses produites visent à mieux comprendre les formes multiples d'engagement des formateurs/formés dans une activité professionnelle.

Mots Clef : multimodalité, action, apprentissage, données audio-vidéos, activités manuelles

 1. Introduction

Depuis quelques années, les approches multimodales du discours se multiplient, tant dans le domaine anglo-saxon (Kress & Van Leeuwen, 1996, 2001 ; Kress, Jewitt, Ogborn & Tsatsarelis, 2001 ; Levine & Scollon, 2004) que francophone (Filliettaz, 2002 ; Mondada, 2004, 2005). Ces approches insistent d'une part sur la nécessité de dépasser « une vision logocentrique du discours » (Filliettaz, 2005) pour prendre en compte l'ensemble des modalités productrices de sens dans les interactions sociales (conduites corporelles, gestes, conduites actionnelles, design visuel, etc.). Elles visent d'autre part à mieux définir les spécificités et les contributions propres de chacun de ces modes et leurs effets structurants sur la cognition et les interactions sociales.

Dans le champ de la linguistique appliquée à l'éducation, ce type d'approche a amené récemment des chercheurs à s'intéresser aux modalités sous lesquelles des savoirs sont rendus visibles et mis en circulation dans des situations formatives. Ces recherches ont surtout porté sur des interactions en classe et sur l'enseignement de savoirs « disciplinaires » (notamment les sciences, les maths). Dans cet article, nous nous éloignons de ce champ d'application pour nous focaliser sur une situation d'apprentissage au métier manuel de « technicienne de surface ». Le métier de technicienne de surface reposant largement sur des pratiques corporelles, l'essentiel de l'apprentissage se fait donc dans et par l'action. Cette particularité exige donc de se donner des modalités de description des corps en action et en interaction (notamment avec des outils, des dimensions de l'espace, etc.). En comparant la réalisation d'une activité de nettoyage par une jeune stagiaire et par la praticienne-formatrice en charge de sa formation, nous chercherons par conséquent plus particulièrement dans cette contribution à aborder quatre questions :

  1. comment formatrice et formée mobilisent-elles et coordonnent-elles des répertoires gestuels, des conduites corporelles signifiantes et des ressources matérielles pour accomplir leur activité professionnelle ?

  2. quelles différences qualitatives peut-on noter entre l'accomplissement de l'activité par l'experte et par la novice ?

  3. que nous apprennent ces différences sur le rapport que la novice entretient avec les objets de savoir mis en circulation dans la formation ?

  4. quelles utilisations la formatrice fait-elle de la parole, des gestes et des conduites corporelles pour orienter le foyer d'attention de la novice sur les dimensions clés de l'activité de nettoyage ?

Au travers de notre analyse, nous cherchons d'une part à contribuer à une meilleure compréhension de « la manière dont des formes complexes d'organisation de l'activité sont accomplies grâce aux gestes et à d'autres conduites corporelles », une dimension de l'interaction qui selon Heath (2005) reste relativement peu étudiée. D'autre part, nous visons aussi plus largement à élaborer quelques propositions méthodologiques relatives au repérage et à l'analyse de conduites corporelles dans des enregistrements audio-vidéo.

 

2. « Mode », « Multimodalité », « cadrage rhétorique », « design » : quelques repères notionnels issus de la « rhétorique multimodale » de Kress, Jewitt, Ogborn et Tsatsarelis

L'orientation théorique privilégiée dans cette étude s'inspire largement de la sémiotique multimodale élaborée par Gunther Kress et ses collègues (Kress et Van Leeuwen, 1996, 2001 ; Kress, 1998 ; Kress & al., 2001). Les travaux de ces auteurs n'ayant pas été traduits en français à notre connaissance, il convient sans doute d'en décrire brièvement quelques éléments clés.

Très succinctement, ces auteurs prennent pour point de départ l'idée que les analyses traditionnelles du discours ne constituent plus un cadre tout à fait satisfaisant pour rendre compte et traiter de situations communicatives complexes. Notamment, ces cadres se heurtent à des difficultés lorsqu'il s'agit de rendre compte de manière fine de situations dynamiques où l'activité n'est pas principalement langagière et où le discours n'intervient que de manière ponctuelle dans le cours de l'activité. Ces situations de « textualisation ‘dans' l'action » (Filliettaz, 2002) requièrent de ne pas se focaliser uniquement sur l'analyse des processus langagiers mais de prendre en compte les liens tissés dans l'interaction entre productions langagières et d'autres systèmes sémiotiques (gestes, actions, espace, temps, arrangements d'objets, images, etc.). Dans ces situations, il convient donc d'« élargir la circonférence du discours » (Scollon & Scollon, 2004, p. 15) et d'examiner les liens que celui-ci entretient avec d'autres modalités dans les interactions.

Que faut-il entendre par mode ? Kress & al. (2001, p. 14-16) distinguent ce qu'ils dénomment un medium ou des medias - les substrats matériels physiques engagés dans l'action (par exemple la flûte et l'air, le tour et la motte de glaise, c'est-à-dire des outils ou des « matériaux »), et les modes - qu'ils définissent comme des ressources matérielles socialement, historiquement et culturellement façonnées. Les modes ont donc la particularité d'avoir des structurations socialement reconnaissables. Leur usage relève d'un ensemble de « règles » socialement et historiquement définies, une sorte de « grammaire ». Par exemple, une narration peut être réalisée verbalement sous la forme d'un récit raconté, ou visuellement, par la dramatisation d'un film muet. Ou encore, la matérialité des sons, selon qu'elle est organisée dans un ordre de fréquence respectant une gamme donnée ou selon une phonologie particulière relèvera respectivement du mode musical ou du mode de la langue parlée. Dans ce contexte, les tenants d'une approche multimodale visent à se donner les moyens d'identifier et de mieux saisir les logiques propres à chaque mode (visuel, gestuel, verbal, musical, actionnel-cfr par exemple Kress & Van Leeuwen (1996), Van Leeuwen (1999). Ils cherchent également à comprendre les effets qui émergent lorsque ces modes sont combinés entre eux, sous forme d'assemblages multimodaux, l'idée étant qu'on ne peut composer qu'à partir de ressources déjà là, mais que la manière dont les ressources sont combinées peut être à l'origine de nouvelles formes d'actions ou de nouvelles ressources dans l'action.

Dans ces théories multimodales de la représentation, l'individu n'est plus seulement un usager plus ou moins compétent d'un système relativement stable d'éléments (la langue), utilisant les ressources de ce système de manière conventionnelle en appliquant des règles de combinaison conformes à des usages plus ou moins habituels. La « rhétorique multimodale », opérant un « tournant agentif » ou « actoriel » érige plutôt l'individu en concepteur et designer de formes sémiotiques changeantes. De multiples ressources sont à sa disposition, qu'il doit orchestrer pour servir ses intentions communicatives et accomplir les actions situées qu'il désire réaliser (Kress, 1998).

Revisitant le champ des situations d'enseignement/apprentissage dans leur projet Multimodal Teaching and Learning. The Rhetorics of the Science Classroom à partir de ces notions, Kress & al. (2001) invitent à un double cheminement. D'une part, ils démontrent l'importance d'analyser les multiples modalités par lesquelles les savoirs sont engagés, mis en circulation, construits ou transformés dans les pratiques effectives d'enseignement/apprentissage si l'on veut prétendre à une certaine validité écologique et non réductrice de la complexité de ces situations. L'analyse du travail des enseignants du point de vue de la multimodalité permet par exemple de rendre compte de la diversité des moyens engagés par ceux-ci pour amener leurs élèves à dépasser certaines catégories de sens commun et s'ouvrir à de nouveaux concepts et de nouvelles manières de comprendre le monde et d'agir dans celui-ci. Si le rôle du discours est relativement bien connu dans ce travail de « cadrage rhétorique » permettant d'amener les élèves à se focaliser de manière nouvelle sur certains aspects de la réalité, le rôle d'autres modalités (schémas, images, conduites corporelles, etc.) n'a été en revanche que très peu étudié. D'autre part, pour saisir cette activité de transformation sémiotique, ces auteurs soulignent la nécessité de ne pas se limiter au travail enseignant mais de prendre également en compte la manière dont les apprenants traitent les savoirs mis en circulation : quels savoirs sont repris ou délaissés, font l'objet de remises en forme, de transformations ou de déformations de leur part ? de quelles manières choisissent-ils de mettre en forme leur contribution à l'activité d'enseignement/apprentissage ?

Au-delà du fait que cette approche donne les moyens d'aborder les interactions en classe comme une complexité dynamique, la rhétorique de Kress et al. (2001) se présente aussi comme un outil d'analyse fécond pour permettre de réfléchir à la décomposition/reconstitution de l'action sous ses différentes modalités dans d'autres situations de formation. C'est ce que nous aimerions tenter de montrer dans les sections suivantes en reprenant certaines de ces propositions théoriques et en les mettant à l'épreuve de données empiriques issues d'une situation de formation à un métier manuel/artisanal.

3. Description de la situation empirique analysée

La situation empirique que nous aimerions aborder pour ancrer notre discussion méthodologique dans des données concrètes fait partie d'un ensemble de données recueillies dans le cadre d'une recherche ethnographique conduite dans un centre dispensant des formations à un public d'adultes peu ou pas qualifié, au chômage, RMistes ou sans statut, et ayant au maximum un diplôme de l'enseignement secondaire inférieur (cfr. aussi de Saint-Georges, 2003, 2004a). Ce centre situé en Belgique francophone propose à ces personnes de s'initier à un métier manuel comme moyen de faciliter leur réinsertion sur le marché de l'emploi. La formation allie accueil individualisé, formation pratique collective en situation réelle de travail, suivi pédagogique, accompagnement dans l'élaboration et la réalisation de projets personnels et professionnels, stages en entreprise et recherche d'emploi. Les extraits discutés ici sont plus particulièrement issus d'un chantier qui s'est déroulé le 7 février 2000 et consiste en une séance de nettoyage d'un local de débarras du centre de formation. L'enregistrement vidéo dont sont issus les extraits que nous discuterons donne à voir les différentes étapes du travail de nettoyage et documente les activités collectives qui mènent à l'accomplissement de la tâche. De cette activité, nous retiendrons deux moments : la réalisation successive d'une « même » activité par deux individus différents, un travail de nettoyage effectué tour à tour par Laura, une jeune stagiaire à mi-parcours de son apprentissage, et par Natacha, la praticienne-formatrice en charge de sa formation.

En comparant les deux séquences, nous aimerions analyser la manière dont la novice construit son activité professionnelle par rapport à l'experte. Plus particulièrement, nous chercherons à investiguer de quelle manière novice et experte exercent leur agentivité de façon à faire surgir dans le flux de l'action située le « reconnaissable », l' « intelligible » par opposition à l'accidentel ou le non-pertinent : comment tissent-elles in situ un ordonnancement reconnaissable de manières d'agir, de dire, d'utiliser des outils, de rythmer leur activité, de viser certains buts, etc. ? A quel type d'activité correspondent ces manières d'agir au sein du groupe ? Pour répondre à ces questions, il s'agit de se donner des outils méthodologiques permettant de saisir ces modalités de construction de pratiques professionnelles.

4. Démarche de traitement des enregistrements vidéo

Décrire la manière dont les participants à un chantier organisent globalement leur action, déterminer les modes qu'ils engagent pour la réaliser et identifier dans quelle mesure ces réalisations de l'action correspondent à des formes « reconnaissables » , « typiques » ou « conformes » d'agir dans le champ professionnel étudié pose à l'évidence de nombreux problèmes sur le plan théorique comme empirique. D'une part les enregistrements audio-vidéo des activités rendent observables des dimensions kinétiques, matérielles et comportementales multiples et posent la question des procédures à se donner pour isoler des modalités dans un flux d'action. D'autre part, on peut se demander s'il est possible de repérer empiriquement dans un cours d'action individuel ce qui relève d'une pratique sociale et culturelle.

Bulea et Bronckart (2005) répondent à cette question par la négative. Pour eux, toute tentative d'identifier des unités praxéologiques délimitées dans un flux d'action relève d'une démarche qu'ils qualifient de « désespérée » car il n'existe aucun fondement « in media res » sur lequel baser ce découpage. Toute tentative de découpage « revient en fait à tenter d'intégrer en une unité homogène des éléments relevants de deux régimes hétérogènes : celui du fonctionnement collectif inscrit dans l'Histoire sociale, et celui du fonctionnement individuel inscrit dans les personnes et leur micro-histoire » (p. 223).

Si l'hétérogénéité inhérente à l'action et donc aux conduites corporelles en empêche toute description qui saisirait ces points de vue simultanément, ce constat n'offre néanmoins pas que des raisons de désespérer comme le notent les auteurs eux-mêmes. Aucune description ne pouvant s'imposer de façon péremptoire, une multiplicité de découpages et de descriptions de l'action sont alors possibles. La question qui se pose devient par conséquent : quel est le niveau d'analyse le plus adéquat pour répondre à la question de recherche que l'on se pose et quels outils se donner pour décrire cet objet d'analyse ? Donc dans notre cas, si notre attention se porte sur la manière dont stagiaire et experte accomplissent une forme complexe d'organisation gestuelle et comportementale de leur activité pour qu'elle soit conforme « aux actions qui conviennent » dans le groupe (Thévenot, 1990), quels moyens se donner pour décrire ses conduites corporelles en action, et qualifier la manière dont elle mobilise et coordonne des ressources sémiotiques multiples pour réaliser ce qu'on attend d'elle ?

Pour tenter une première ébauche de réponse à ces questions, nous souhaiterions reprendre ici et développer une démarche méthodologique en voie d'élaboration, que l'on pourrait qualifier de « description comparative multimodale » (cfr aussi de Saint-Georges, 2003, 2005). Elle consiste en une analyse en deux temps du matériau : 1) une analyse séquentielle, ayant pour but de repérer différentes phases d'une action sur la base d'un repérage d'indices matériels et 2) une analyse comparative ayant pour but d'identifier et de qualifier les ressources mobilisées par un ou plusieurs acteurs pour réaliser une tâche appartenant à une classe donnée.

4.1. Une démarche séquentielle, basée sur le repérage d'indices matériels 

Avant de s'interroger sur les manières de saisir si un enchaînement d'action constitue une mise en forme « pertinente » et reconnaissable de l'action pour le groupe, il s'agit de se donner les moyens de décrire la manière dont la novice ou l'experte exercent leur agentivité sur le plan individuel.

Pour ce faire, une première démarche de traitement des données a consisté à examiner finement la manière dont la novice et l'experte s'orientaient physiquement dans le contexte matériel de l'action. En se basant sur un faisceau d'indices, nous avons postulé qu'il est possible de repérer dans les données des moments où certaines configurations d'action se stabilisent (lorsque les indices demeurent dans une position relative constante) ou des moments où ces configurations se transforment (lorsque les liens entre les indices se délitent et qu'une autre « figure » se matérialise permettant d'identifier différentes « phases » dans l'action). Ces indices sur lesquels nous nous sommes basé lors d'un repérage visuel image par image de la vidéo sont :

1) l'hexis corporel (l'attitude ou la disposition corporelle des individus),

2) les médiations utilisées pour réaliser l'action (les outils ou les moyens matériels utilisés ou les « médias » pour reprendre la terminologie de Kress et al.),

3) les régions de l'espace où s'exerce l'action,

4) le degré d'engagement de l'acteur avec des objets.

Si l'on considère le nettoyage d'une porte par Laura, la stagiaire novice, on peut découper son action de la manière suivante sur la base de ces indices :

 

Fig. 1 : Un épisode et ses phases : la mise en forme de l'action par Laura

Dans la séquence ci-dessus, on peut considérer l'action de nettoyer la porte (1-17) comme un épisode de l'activité plus globale de nettoyer le grenier (documentée dans le reste de la vidéo). Sur la base des indices matériels évoqués ci-dessus, cet épisode peut à son tour être décomposé en plusieurs phases successives. De l'image 1 à 5, il y a maintien d'une hexis particulière (disposition du corps de la stagiaire face à la porte), utilisation d'un même outil (un chiffon), le regard est dirigé vers la zone travaillée. Tant que cette configuration générale se maintient on peut dire qu'on a affaire à une première phase de l'action. En 6, Laura empoigne la poignée de porte (changement de zone travaillée). L'outil qu'elle utilisait auparavant est à présent au repos (bras allongé tenant le chiffon). Elle effectue une rotation du corps (changement d'hexis) et la direction de son regard change. Les images 6 à 9 documentent donc une phase intermédiaire de l'action où l'acteur interrompt le nettoyage de la première face de la porte, la fait tourner sur ses gonds pour préparer le nettoyage de la seconde face qu'on peut repérer ensuite selon la même logique des photos 10 à 17.

La mise en image interroge par ailleurs sur la manière de « traduire » un flux vidéo en une représentation « fixant » des images pour permettre la mise en débat des analyses effectuées. Dans le cas présent, nous avons traité la vidéo comme une suite d'images prises en rafales dont on aurait éliminé les images interstitielles trop ressemblantes les unes aux autres pour rester fidèle au geste d'ensemble tout en compressant la représentation. Les images sélectionnées représentent donc ce « noyau ». Nous proposons de les désigner par le terme « d'actogramme » (comme « inscription » de l'action)2. Les blancs entre les actogrammes suggèrent l'existence de mouvement « entre » les image et amènent le lecteur à ressaisir la dimension processuelle de l'activité. Chaque actogramme représente donc à la fois un moment de l'action qui a sa propre articulation, mais prend sens aussi dans le mouvement de sa relation à l'ensemble des actions représentées. L'actogramme capture donc le fait que chaque moment d'action est à la fois un état temporaire, et en même temps se fond et se dissout continuellement dans un processus dynamique qu'il contribue à constituer.

A l'évidence, le découpage proposé, basé sur des indices comportementaux et matériels soulève de nombreux problèmes. Notamment, privilégier un point de vue « matérialiste » sur le plan méthodologique peut donner à penser qu'on croit possible de réfléchir la segmentation indépendamment de la problématique du sens et de l'intentionnalité, ce qui serait fondamentalement étranger à une approche multimodale du discours. Il nous a semblé néanmoins intéressant d'aborder ce niveau d'analyse en vue de réfléchir à deux écueils qu'il nous semble important de tenter d'éviter. Le premier est celui de privilégier une description des pratiques professionnelles qui réduiraient ces pratiques à une forme discursive, ce que Cooren (sous presse) qualifie de « collapse of materiality into discursivity », ce qui nous a amené à tenter d'interroger en propre la dimension incorporée et matérielle des pratiques sociales étudiées dans le cadre de cette étude. Le second écueil serait de privilégier une description matérielle de type comportementaliste, sans réfléchir à la manière dont ces conduites corporelles sont psychologiquement et socialement signifiantes, ce qui nous a amené à nous interroger notamment sur la dimension socialement « acceptables » ou non des activités réalisées.

4.2. Une démarche comparative

Pour saisir en quoi une séquence relève d'un savoir-faire partagé par d'autres membres d'un groupe professionnel, on ne peut se contenter d'observer une seule instance d'action. Il s'agit au contraire de déterminer ce que la séquence a en commun ou en quoi elle diffère des pratiques d'autres membres du groupe. En quoi les configurations repérées récapitulent-elles des formes « typiques » de l'activité, c'est-à-dire des formes socialement et culturellement reconnaissables par les membres de la communauté socialisant au métier. Pour répondre à cette question, une seconde étape de traitement des données est nécessaire. Elle consiste dans notre approche à compléter la démarche séquentielle d'une démarche comparative. Nous reprenons ici une démarche classique de l'anthropologie notamment, postulant les vertus d'étudier des séquençages « culturellement différents » pour faire ressortir des données ce qui relève d'une dimension sociale ou culturelle.

En comparant des actions sur la base du découpage séquentiel-matériel, on a ainsi les moyens d'identifier si dans la réalisation par exemple d'une action de nettoyage certaines phases sont différentes, absentes, ré-ordonnées chez un acteur par rapport à un autre. L'observation des médiations convoquées pour la réalisation de la tâche permet d'identifier des outils qui sont parfois convoqués pour la réalisation de l'action, d'autres qui ne le sont jamais ou bien qui le sont toujours. Plus généralement, cette comparaison permet d'évaluer quelle part de l'orientation vers certains détails du contexte matériel relève d'une conduite propre à l'acteur ou est partagée avec d'autres. Dans la figure 2, par exemple, nous avons soumis l'action de la praticienne-formatrice Natacha au même découpage séquentiel-matériel que celui de la novice (photos 1 à 64).

 

 

Fig.2 : Mise en forme de l'action par Natacha

Dans la figure 3, nous avons extrait les deux réalisations de la même phase de l'action (le nettoyage de la face extérieure de la porte du local) et nous les avons comparées. Cette comparaison permet par exemple de pointer plusieurs divergences dans la manière dont Laura (à droite) et Natacha (à gauche) réalisent leur action de nettoyage de cette face de la porte, en terme notamment des régions engagées ou de l'amplitude des gestes. Natacha frotte le dessus de la porte et les charnières, Laura les ignore ; la praticienne traverse toute la surface de la porte, Laura reste concentrée sur une même zone

 

Fig. 3 : Comparaisons entre deux occurrences d'actions relevant d'un même type

C'est sur ce type de variations que l'analyse déployée dans la section 5 repose pour tenter de déployer notre questionnement initial : comment les participantes mobilisent-elles et coordonnent-elles des répertoires gestuels, des conduits corporelles signifiantes, et des ressources matérielles en vue de réaliser la tâche assignée ? Quelles sont les différences entre les ressources mobilisées par la novice en formation et par la praticienne-formatrice ?

5. La mise en forme de conduites corporelles et la mobilisation de ressources sémiotiques : un exemple de description comparative multimodale

Dans l'ordre chronologique, c'est Laura qui s'attelle la première à la réalisation du nettoyage de la porte. Dans la terminologie du métier, cette tâche relève du « ménage », sans doute la tâche la plus basique et la plus régulièrement effectuée par les membres du groupe observé et par les professionnels du nettoyage. Bien que la pratique du métier de technicienne de surface soit relativement peu codifiée, des associations professionnelles comme l'Union Générale Belge du Nettoyage et de la désinfection (UGBN) oeuvrent à l'établissement d'un certain nombre de normes pour garantir un certain professionnalisme dans le travail (et donc aussi promouvoir sa reconnaissance et sa professionnalisation). Dans ce but, elle publie des manuels et met à disposition des vidéos comme support à l'apprentissage qui sont utilisés notamment dans le centre de formation que fréquente Laura. Lorsqu'elle se met au travail, elle a déjà suivi le cours portant sur « le ménage » dont relève le nettoyage du local. Le manuel publié par l'UGBN décrit par exemple une certaine organisation du travail. On y apprend par exemple que dans le nettoyage journalier d'un bureau, les règles d'usage sont de ne s'occuper des taches qu'après avoir pris les poussières, vidé les cendriers et les poubelles, etc. :

« En tout dernier lieu, vous vous occupez des taches. Mais attention uniquement celles à portée de la main. Donc celles qu'on peut atteindre sans utiliser de chaises ou d'escabelles. Interrupteurs et clenches3 sont typiquement des endroits souillés.

Vous utilisez la lavette4 bleue du seau bleu.

Et au besoin, vous vaporisez un peu de nettoyant ménage sur la lavette.

Rincez régulièrement votre lavette ». (Source : cours « Le ménage », UGBN)

Ce document pointe aussi l'attention sur l'importance de l'hygiène ou l'utilisation opportune de divers outils. Par exemple :

« Les dimensions des lavettes ont également leur importance. Au plus une lavette est grande, au moins on doit la rincer. Donc gain de temps. Il y a des spécialistes qui réussissent à manipuler les lavettes de façon à travailler toujours avec une partie propre ». (Source : cours « Le ménage », UGBN)

Ces prescriptions témoignent que pour ce groupe la pratique du ménage ne relève pas d'un enchaînement aléatoire de mouvements mais d'un mode actionnel de faire socialement, culturellement et historiquement structuré. Considérons comment Laura et Natacha dans ce cadre construisent leur action, c'est-à-dire font des choix, effectuent un travail d'inscription de leur action dans l'espace et dans le temps, assimilable à des manières « typiques » ou « atypiques » de faire le ménage.

Sur la base du découpage séquentiel de l'action, on constate tout d'abord que tout au long de l'activité de nettoyage, au niveau du médium utilisé pour accomplir son action, Laura choisit de mobiliser un seul outil, en l'occurrence, un chiffon humide.

 

Fig.4 : Actogramme 5

Son usage de ce chiffon est assez restreint puisqu'elle ne le rince à aucun moment, bien qu'un seau soit visible à côté d'elle et qu'elle détourne même un instant le regard (actogramme 17) pour observer brièvement une de ses collègues, travaillant dans le même espace qu'elle, accomplir ce rinçage à côté d'elle.

 

Fig. 5 : Actogramme 17 : Repérage visuel d'un modèle potentiel dans l'espace de travail

Alors que cette action pourrait lui servir de rappel, on constate qu'elle ne s'appuie pas sur ce modèle accessible dans son environnement visuel direct pour corriger son geste.

On s'aperçoit aussi que dans son rapport à l'outil, Laura n'exploite pas davantage l'entièreté de la surface du chiffon, mais au contraire travaille toujours un même côté qui cesse par conséquent de répondre aux normes de propreté au bout d'un moment.

La région de l'espace dans lequel une nettoyeuse doit déployer son geste est également spécifiée en théorie comme nous l'avons vu. La vidéo révèle que Laura met un soin particulier à frotter le contour des poignées de porte (Figure 6). Ce soin peut donc être lu comme une trace visible de son appropriation de cette dimension du savoir-faire des nettoyeuses. Néanmoins, la nécessité de « rincer sa lavette régulièrement » ou de « vaporiser du détergent » pour parvenir à ses fins ne semble pas la concerner dans la manière dont elle choisit de mobiliser des ressources pour accomplir son action.

 

Fig. 6 : Actogrammes 1-3 : Les poignées de porte comme zones souillées

En contraste, cette mobilisation des ressources apparaît relativement pauvre en regard de la variété des moyens engagés par Natacha la monitrice pour réaliser la même action. On peut noter tout d'abord que le répertoire d'outils qu'elle mobilise est visiblement plus large, puisqu'elle engage tour à tour dans l'action : un chiffon, une éponge abrasive, du détergent et un seau d'eau (Figure 7).

 

Fig. 7 : Les ressources matérielles mobilisées par Natacha

Ces outils ne constituent pas une collection d'objets opportunistes. Ils sont disposés autour d'elle de manière cohérente et ergonomique, signalant une organisation réfléchie du travail. Cette disposition constitue ainsi une structure d'anticipation destinée à faciliter son action et permettre un gain de temps dans sa réalisation.

Par ailleurs, tandis que Laura ne fait aucun usage de détergent, Natacha organise son action en deux phases distinctes : 1) une phase de nettoyage proprement dite, durant laquelle elle mobilise du détergent sur l'éponge abrasive, et 2) une phase de rinçage/séchage, durant laquelle elle se sert du chiffon pour réaliser son action (Figure 8).

 

Fig.8 : Rinçage et pliage

De plus, dans le cours de l'action, l'éponge et le chiffon font à plusieurs reprises l'objet d'un rinçage et le chiffon est pliée à plusieurs reprises sur lui-même (Figure 9).

 

Fig. 9 : Rinçage et pliage

De cette façon, la formatrice travaille toujours avec une partie de lavette propre.

Au niveau de l'espace dans lequel les gestes sont déployés, on constate que là où Laura s'était borné à frotter les poignées de porte, le chambranle à hauteur de la poignée, et la surface médiane et supérieure des faces intérieures et extérieures de la porte, Natacha organise son action sur un plus large empan. Elle ne se borne pas à frotter et rincer la surface de la porte ou les poignées. Elle exerce également son action en frottant le dessus de la porte (fig. 2, actogramme 6), les chambranles sur toute leur longueur (fig. 2, actogrammes 15-16 et 59), et les gonds (fig. 2, photos 63-64).

Au niveau de la gestuelle et de la modulation rythmique de celle-ci, Laura tend à favoriser des gestes circulaires ou des gestes dessinant un mouvement de haut en bas. La caractéristique principale de ces gestes est qu'ils sont d'une amplitude relativement large, et que la force physique mise à les effectuer est relativement faible. Laura imprime à son travail une régulation tonique qui s'apparente plutôt à un frottement superficiel qu'à l'exercice d'une pression énergique sur les taches (Figure 10).

 

 

Fig.10 : Actogrammes 12-13 & 1-4 : Gestuelle, mouvement rythmique et espace chez Laura

La gestuelle de la formatrice se distingue aussi assez nettement de celle de l'apprenante (Figure 11). Au lieu des larges mouvements circulaires et de haut en bas mis en œuvre par Laura pour réaliser son action, la formatrice préfère des gestes plus petits et plus ciblés. Ses mouvements sont soit des petits gestes circulaires énergiques, soit des frottement latéraux ou verticaux. Elle travaille la surface morceau par morceau de façon systématique et précise. Quand des taches résistent, elle effectue des petits gestes répétés aux endroits de résistance. L'ensemble des mouvements de la formatrice dénote aussi d'un engagement physique plus important que celui de Laura. La tonicité de ses mouvements est particulièrement visible lorsqu'elle s'attaque à des taches plus tenaces (actogrammes 9 à 16 ; 23).

 

Fig.11 : Actogrammes 9-16 & 23 : Gestuelle, mouvement rythmique et espace chez Natacha

Enfin, au niveau du temps global mobilisé pour réaliser l'action et de l'organisation séquentielle du travail, Laura réalise son action de manière relativement expéditive. Elle nettoie le bas de la première face de la porte en 4 secondes, celles de la seconde face en 7 secondes. Elle construit son action globale en articulant plusieurs phases dans l'ordre suivant : 1) nettoyage de la face intérieure de la porte au niveau de la poignée, 2) nettoyage de la poignée, 3) nettoyage de la face intérieure de la porte dans sa partie médiane, 4) ouverture de la porte, 5) nettoyage du milieu de la face extérieure, 6) nettoyage de la poignée de porte de la face extérieure, 7) nettoyage du bas de la porte.

Par contraste, le temps consacré par la monitrice à la réalisation de la tâche est nettement plus long et la séquence d'action plus complexe puisqu'elle comprend un nombre beaucoup plus varié de phases, incluant notamment le nettoyage des arêtes de la porte, des gonds, une phase de lavage et de rinçage, qui comme nous l'avons vu ne faisait pas partie de la séquence réalisée par Laura. Parmi les ressources mobilisées pour la réalisation de l'action, le temps est donc également une dimension importante. Pour réaliser l'action pleinement, il faut respecter un temps propre à l'action. Le temps mis à la réaliser est directement proportionnel ici à la profondeur du travail effectué.

L'analyse contrastive des conduites corporelles et gestuelles de Laura et Natacha permet de mettre en lumière une différence qualitative dans la manière de construire leur action de « nettoyage ». Dans nos activités quotidiennes, c'est sur ce type de différences qualitatives qu'on s'appuie généralement pour imputer des identités, l'appartenance à une communauté de pratique, ou encore qu'on évalue des « compétences ». A un certain niveau, on peut par exemple « lire » l'action de Laura comme une trace de ce qu'elle a appris/incorporé concernant un savoir-faire. La démarche d'analyse présentée permet alors de noter quelles ressources sont effectivement à sa disposition dans l'action. Elle valide empiriquement un constat régulièrement énoncé dans les réflexions portant sur le concept de « compétence », à savoir que la compétence ne réside pas dans les ressources à mobiliser, mais dans la mobilisation même de ces ressources (Le Boterf 1994, 16). A un autre niveau, la manière dont elle coordonne ses gestes et articule son activité donne à penser que ses motivations dans l'action sont peut-être toutes autres et que qualifier son action d' « activité de ménage » est en fait inadéquat. Dans une large mesure, Laura donne l'impression ici qu'elle ne s'est pas interrogée sur la finalité de son action (la nécessité d'avoir une porte propre), mais qu'elle construit son action plutôt dans le but de rendre visible qu'elle est active, engagée dans le travail, autonome. Dans ce cas, son projet en mobilisant ces ressources n'est peut-être pas de réaliser une activité de nettoyage mais autre chose.

Parmi les ressources mobilisées dans l'action, il en est une qui n'a pas été discutée jusqu'à présent. Il s'agit de l'usage de la parole et de son articulation avec les conduites corporelles décrites jusqu'ici. Tandis que Laura effectue son travail de manière silencieuse, Natacha ponctue le sien d'interventions sur le plan langagier. Par conséquent, il s'agit de s'interroger sur les rôles du discours dans cette action située : quels usages la formatrice fait-elle de la parole ? dans quels buts ? quelle activité se superpose au travail de nettoyage dans cette mobilisation ?

6. Rôles et fonctions du discours dans le cours de l'action

Dans un contexte de formation où l'observation et l'imitation sont des moyens clés d'accéder à des pratiques professionnelles, la première modalité par laquelle la formatrice met en circulation des savoirs est sous la forme corporelle : sa posture indique son engagement dans la tâche de nettoyage, sa représentation d'un travail exécuté dans les règles de l'art, etc. Son comportement constitue donc dans l'espace de travail un modèle visible de l'action qui convient. Ce modèle intervient cependant après que la stagiaire a réalisé son action et parce que Natacha considère que le travail a été « mal fait », comme le suggèrent les échanges (1) à (3) ci-dessous. Le premier échange langagier relatif au nettoyage de la porte a lieu avant que Natacha décide qu'il faut recommencer le travail. Dans l'extrait suivant, Annabelle est en train de descendre une échelle qui mène au grenier, Stéphanie lui parle depuis la porte, ce qui explique le phénomène de psittacisme des lignes 11, 14 et 16. Laura se tait.

 

Sans faire une analyse détaillée de ce qui se joue dans cet échange sur le plan langagier, on peut faire néanmoins deux constats. L'évaluation du travail accompli s'effectue sous deux modalités : un contrôle visuel de la porte d'abord, qui débouche sur un questionnement verbal « Mais tu peux pas la ravoir mieux que ça ? ». Une action donne donc lieu à un directif (interprétable comme un reproche ou une demande). Les présuppositions attachées à ce directif (qu'on peut « ravoir » une porte mieux que cela) indique que l'action de nettoyage est en train d'être soumise à un « jugement de validité sociale ». Le discours re-saisit donc une action passée pour la qualifier, ici plutôt négativement. Confrontée à cette évaluation, Laura préfère se taire et bien qu'elle soit une participante ratifiée à l'interaction, ne revendique pas être l'auteur du travail.

Le discours n'est pas seulement le moyen par lequel des actions passées sont commentées et évaluées dans le cadre de la formation. Il joue aussi la double fonction d'une part de préparer l'action à venir et d'autre part de servir une fonction de rappel in-situ. Les directifs de la seconde partie (l. 10-16) invitent Annabelle à rassembler une série d'outils (le détergent), une éponge et un chiffon). Ces requêtes dans l'ordre discursif sont des moyens de préparer l'action à réaliser dans l'ordre matériel. La liste de matériel rend aussi présents et observables ces outils qui risqueraient sinon de passer sous le radar de l'attention des participants dans le flux de l'action. Elle sert donc aussi une fonction cognitive d'attention et de rappel.

Cette stratégie d'orientation de l'attention sur des dimensions clés du nettoyage se fait plus explicite par la suite, dans le cours de l'activité de nettoyage de Natacha, comme le montrent les exemples 2 et 3 :

 

 

 

Dans cet extrait et les deux suivants, on voit la formatrice réagir aux circonstances locales de la situation et s'en servir de manière opportuniste pour les convertir en données d'apprentissage. Les lignes 2 à 4 renvoient à un phénomène de pointage simultanément sur plusieurs plans. Sur le plan de l'intonation, la prosodie souligne que la formatrice est mécontente par rapport à ce qu'elle voit. Ce contour intonatif va de pair avec les choix lexicaux effectués par la formatrice (« non », « mais » comme marqueurs de l'adversité, « déjà pas été fait » dans le sens de « même pas était fait »). Ces choix intonatifs et lexicaux pour orienter le foyer d'attention de Laura sur ce qu'il ne faut pas faire (oublier le dessus des portes) se double du geste de montrer l'éponge souillée en dirigeant son regard vers Laura. Des indices relevant de modalités multiples entrent donc ici en redondance pour rendre saillant sur le plan informationnel la nécessité de nettoyer aussi les parties moins visibles de la porte.

 

Dans ce troisième exemple, Natacha continue de mobiliser l'activité comme support d'explications. Ici ce n'est plus la dimension souillée de l'éponge qui est thématisée dans le geste de monstration mais bien l'éponge et le produit en tant qu'outils de travail qui sont à nouveau mis en exergue. Si l'éponge et le produit font l'objet d'une deuxième sémiotisation dans l'activité (dans l'extrait (1) ils n'étaient que des objets de discours, des moyens « en vue de » l'action, ils sont à présent des « moyens dans l'action »), c'est que leur utilisation constitue une condition nécessaire pour supprimer les griffes. Le discours est adressé à la chercheuse mais le marquage d'intonation est à nouveau modulé de façon à ce que l'explication soit entendue par tous et que chacun puisse la reprendre à son compte dans ce qui est avant tout un espace collectif de formation.

Ces trois exemples montrent en fait que dans le cours de son activité Natacha est sans cesse en train de gérer une pluralité d'enjeux : une activité productive de nettoyage et une activité de formation au métier de technicienne de surface. Ses choix prosodiques, discursifs ou gestuels (monstrations) constituent autant d'indices de contextualisation signalant le passage d'une focalisation sur une de ces activités ou sur l'autre et rendent compte de la manière dont elle négocie in situ les différents rôles qu'elle tient dans ces configurations complexes et instables d'activité (praticienne, formatrice). Si l'accomplissement de l'action par Laura portait des traces de la manière dont elle s'était approprié des objets de savoir, celui de Natacha porte les traces de sa gestion de la multiactivité inhérente à sa tâche de praticienne-formatrice.

7. Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes centré sur des indices relevant de contextes microscopiques pour tenter de rendre compte de la manière dont se structurait dynamiquement une activité professionnelle. Nous avons aussi tenté d'élaborer quelques pistes méthodologiques pour mieux décrire les conduites corporelles des acteurs au travers desquelles cette structuration s'accomplissait.

Ce choix de niveau d'analyse se justifie à notre avis pour plusieurs raisons. D'abord, il nous a semblé important de ne pas isoler les gestes de leur inscription corporelle, ni d'étudier le rôle des énoncés ou des objets indépendamment de leur inscription dans des cours d'action. Tenter de saisir comment ces dimensions se structurent et se déploient conjointement dans le temps nous paraît essentiel à une meilleure compréhension aussi bien de l'agir humain, que des significations et des rôles du discours dans les interactions sociales. Il nous semble cependant que nous ne sommes pas encore très armé conceptuellement et méthodologiquement pour décrire et analyser ce « mode actionnel » dans des données empiriques attestées et que tout un travail reste à faire pour décrire et qualifier les « savoirs en acte » que nous mobilisons quotidiennement dans leurs multiples dimensions sémiotiques. Cette microscopie de conduites humaines attestées nous a semblé importante à ne pas négliger encore sur un autre plan. Si les pratiques que nous avons incorporées sont au fondement de nos logiques d'actions et d'interactions, il convient de se donner des moyens de décrire et d'analyser aussi ce niveau de structuration sociale pour comprendre comment ces logiques s'acquièrent, se déploient ou se délitent. Et donc, comme le formule Bourdieu (1982), de ne pas négliger de parfois « se placer au lieu même de cette infinité d'interactions infinitésimales dont l'intégration fait la vie sociale ».

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 Notes

1 L'auteur souhaiterait remercier Ecaterina Bulea, Laurent Filliettaz et Christophe Ronveaux pour des discussions éclairantes au cours de la rédaction de cette article.

2 Nous empruntons ce terme à la biologie cellulaire et à la physiologie qui s'en servent dans un autre sens.

3 Clenche = poignée de porte (Belgicisme).

4 Lavette = chiffon (Belgicisme).